En vertu du "droit à la voix", l'auteur de propos tenus dans le cadre d'une interview peut interdire la reproduction de ceux-ci au sein d'une chanson.

La Cour d'appel de Paris a rendu le 17 octobre dernier une décision très intéressante fondée notamment sur l'article 9 du Code civil, qui consacre le droit à la vie privée et, par extension, les droits de la personnalité. Les jugements et arrêts rendus dans cette matière et sur ce visa sont suffisamment rares pour qu'une décision qui reconnaît explicitement le "droit à la voix" suscite l'attention.

L'affaire concernait une chanson du rappeur "Grand Corps Malade", intitulé "des Gens Beaux". Ce morceau est connu pour reprendre un extrait d'une interview d'un journaliste qui critiquait le physique des chanteuses et des chanteurs d'aujourd'hui, soutenant que, pour vendre des disques, il fallait "des gens beaux" (sic), comme Johnny Hallyday ou Sylvie Vartan dans les années 1960. Cette interview a dû passablement agacer Grand Corps Malade, qui a donc décidé de reprendre in extenso des extraits de l'interview dans sa chanson, sur une durée de 33 secondes, sans avoir préalablement sollicité l'autorisation du journaliste.

Ce dernier a fait assigner le chanteur ainsi que sa société de production, en invoquant plusieurs fondements, dont l'atteinte au droit d'auteur en raison de la reprise, sans autorisation, d'un contenu prétendument protégé par le droit de la propriété littéraire et artistique, ainsi que, de manière assez audacieuse, l'article 9 du Code civil, en soutenant notamment qu'il disposait d'un droit sur sa voix, élément de sa personnalité, et qu'il pouvait donc interdire son utilisation par un tiers, y compris au sein d'une oeuvre de l’esprit.

De leur côté, les défendeurs soutenaient notamment que la liberté de création artistique pouvait leur permettre d'utiliser des extraits d'une interview au sein d'une chanson, qui plus est dans le cadre d'un débat général. L'affaire opposait donc deux notions fondamentales de même valeur : le droit à la vie privée et la liberté d'expression.

Nombreux sont les titres musicaux à utiliser des paroles prononcées par des tiers. Par exemple, le groupe anglais Muse utilise un extrait d'un discours de John Fitzgerald Kennedy dans son morceau "Defector". Le groupe Queen utilise pour sa part des extraits de films dans ses bandes originales de "Flash" et de “Highlander", mais on imagine ici que Freddie Mercury et ses acolytes avaient obtenu l'accord des ayants-droit. La reprise d'une interview dans une chanson paraît, à cet égard, inédite.

En première instance, le Tribunal judiciaire de Paris avait débouté le journaliste de l'ensemble de ses demandes. Il avait interjeté appel de la décision. Et la Cour d'appel de Paris lui a donné raison. D'emblée, évacuons la question du droit d'auteur : prétendre que l'interview était originale et, partant, protégée par les dispositions du Livre Ier du Code de la propriété intellectuelle pouvait sembler quelque peu farfelu. Le droit d'auteur n'a pas vocation à protéger des propos tenus de but en blanc : il est nécessaire de rapporter la preuve d’une création, qui plus est originale. D'ailleurs, la jurisprudence retient difficilement la protection des interviews par le droit de la propriété intellectuelle, sauf à rapporter la preuve d'un travail créatif, aussi bien du point de vue de l'intervieweur que de celui de l'interviewé.

En revanche, le journaliste a obtenu gain de cause sur le fondement de l'atteinte à son droit à la voix. La décision mérite que l'on s'y arrête. Tout d'abord, elle confirme, ce qui n'est pas une surprise, l'existence d'un droit à la vie privée résultant de l'article 9 du Code civil, duquel on tire la protection des droits de la personnalité. Ceux-ci se distinguent du droit à la vie privée à proprement parler et d'ailleurs la Cour indique bien que ce n'est pas ce droit à la vie privée qui est invoqué ici, mais la protection des attributs de la personnalité.

Ainsi, en application de ce texte, la voix, qui constitue "un des attributs de la personnalité", bénéficie d'une protection permettant d'interdire sa fixation, sa reproduction ou son utilisation, à condition toutefois qu'elle soit "identifiable". A cet égard, il suffit que la voix puisse être identifiée par des proches de l'auteur des propos ainsi que par le "public" (notion indéterminée) pour que la protection puisse être activée.

En l'espèce, si l'utilisation de la voix du journaliste n'a pas, en soi, une finalité commerciale mais artistique, la Cour considère que le juge doit déterminer l'équilibre entre deux droits de valeur équivalente. Et sur ce point, le critère déterminant, selon la décision, tient dans l'existence d'un "débat d'intérêt général". Or, selon les juges, il n'existerait pas, ici, un "débat d'intérêt général" permettant l'utilisation, sans autorisation, de la voix du journaliste.

L'arrêt énonce en effet :

" la question de l'apparence physique des artistes-interprètes (...) ne peut s'apparenter à ces enjeux de société. Le seul fait que cette question soit susceptible d'intéresser le public et que les propos de M. [I] ont suscité de vives réactions via les réseaux sociaux ne suffit pas à caractériser un débat d'intérêt général."

La Cour en déduit que "la réponse artistique aux propos de M. [I], en reproduisant sa voix sans autorisation, [ne] constitue [pas] une contribution à un débat qui pourrait être qualifié d'intérêt général". Et puisqu'en l'occurrence l'appelant ne bénéficie pas d'une notoriété particulière qui aurait pu justifier, dans une certaine mesure, la reprise de ses propos, alors cette dernière est illicite :

"Faute d'avoir été autorisée par M. [I], la reproduction de sa voix dans la chanson dépasse donc les limites de la liberté d'expression et de la création artistique. Elle est illicite et porte atteinte à son droit à sa voix."

Le raisonnement permettant d'aboutir à cette conclusion est plutôt alambiqué et la Cour aurait tout à fait pu considérer qu'il existe une liberté fondamentale, la liberté d'expression, qui ne connaît que des exceptions légales, lesquelles confinent toujours à une forme d'abus. Or est-il réellement abusif d'utiliser la voix d'un tiers dans une chanson ? Peut-être si celui-ci en subit un préjudice. Et, précisément, le journaliste soutenait que l'utilisation d'extraits de son interview, qualifiée de "maladroite", avait dépassé la portée normale de ses propos.

De ce point de vue, la solution aurait pu paraître justifiée. En revanche, le passage par la notion de "débat d'intérêt général" s'agissant uniquement d'un titre musical, paraît quelque peu hasardeux.

En conséquence du caractère illicite de l'utilisation de sa voix, le journaliste obtient le retrait des extraits litigieux (la version initiale de la chanson va donc devenir collector...) et 10.000 euros de dommages et intérêts.

Nul doute que cette décision, qui sera très commentée, fera aussi l’objet de nombreuses citations à l’avenir.