Sur la bonne foi du commerçant qui utilise son nom patronymique, identique à une marque déposée, en tant que dénomination sociale et marque

Le droit des marques a été modifié à la fin de l'année 2019, à la faveur de la transposition en droit interne de la directive européenne n° 2015/2436. Les nouvelles dispositions du Code de la propriété intellectuelle (CPI) ont notamment porté sur les exceptions au droit de marque, c'est-à-dire les cas dans lesquels une marque ne peut pas valablement être opposée pour empêcher un tiers d'utiliser un signe protégé.

Parmi ces exceptions figure "la bonne foi" de celui qui utilise son nom patronymique homonyme d'une marque, comme l'énonce le nouvel article L. 713-6 du CPI, qui vise l'usage d'un nom de famille (ou d'une adresse) "dans la vie des affaires", de manière générale. Cette règle n'était pas totalement nouvelle puisqu'il existait, avant 2019, une disposition assez similaire au même article, mais qui était plus précise puisqu'elle visait explicitement l'usage d'un patronyme homonyme d'une marque en tant que dénomination sociale, nom commerciale ou encore enseigne. En application de ce texte s'est développée toute une jurisprudence sur l'utilisation d'un patronyme dans le cadre d'une activité commerciale, avec en particulier une attention portée aux fonctions réelles du gérant. Il s'agissait d'éviter qu'un "prête-nom" (au sens littéral) ne soit utilisé pour porter atteinte à une marque.

Par un arrêt du 17 mars 2021 pris en application de l'ancienne jurisprudence (le nouveau texte n'étant pas entré en vigueur à l'époque des faits), la Chambre commerciale de la Cour de cassation confirme la solution dans une affaire "Poilâne", du nom des célèbres boulangeries. En l'espèce, la société Poilâne, titulaire d'une marque "Poilâne" déposée dès 1974 pour viser les pains, gâteaux et pâtisseries (bon appétit si vous êtes à table), tentait depuis plusieurs années de s'opposer à l'utilisation d'une marque "Max Poilâne" concurrente. Un arrêt rendu en 1992 avait permis l'usage du signe "Max Poilâne" en associant toujours le patronyme au prénom. Sur cette base, la société Julien Poilâne avait décidé d'utiliser le signe... "Julien Poilâne", donc en association du célèbre patronyme et d'un (autre) prénom, correspondant à celui du dirigeant de la société.

En appel, la demande de la société Poilâne visant à l'interdiction du signe "Julien Poilâne" en tant que dénomination sociale fut rejetée au visa de l'article L. 713-6 du CPI (dans son ancienne version, rappelons-le) énonçant l'exception d'homonymie. Contestant cette solution, la société Poilâne forma un pourvoi en cassation, qui n'eut pas grâce aux yeux des magistrats de la Cour suprême. La Cour de cassation a en effet constaté que la société Julien Poilâne était dirigée par Monsieur... Julien Poilâne, qui exerçait des fonctions réelles de direction et qui pouvait donc arguer de sa bonne foi. Selon l'arrêt, la société Julien Poilâne, qui utilisait en, tant que dénomination sociale, le prénom de son dirigeant, ne pouvait pas se le voir reprocher, malgré le caractère "notoire" de la marque "Poilâne" antérieure.

C'est ici un point intéressant, puisque l'on aurait pu imaginer que la reconnaissance de la marque sur le marché aurait pu constituer une limite à l'exception de bonne foi. Tel n'est pas le cas, selon l'arrêt, qui énonce que "cette notoriété n'était pas nécessairement exclusive de la bonne foi invoquée par la société Julien P.".

Dont acte.

Attention, toutefois, l'affaire ne s'arrête pas là. Car si la société Julien Poilâne peut bien utiliser le signe "Poilâne" dans sa dénomination sociale, cela ne signifie pas qu'elle peut l'utiliser en tant que marque, donc pour désigner ses produits de boulangerie et pâtisserie. Et l'arrêt de la Cour de cassation confirme ici encore la solution dégagée par la Cour d'appel, qui avait reproché à la société Julien Poilâne de ne pas avoir respecté le règlement d'usage qui avait été fixé par un arrêt de 1992 et d'avoir, par suite, commis des actes de contrefaçon de marque. Interdiction fut donc faite à la société Julien Poilâne d'exploiter ce signe en tant que marque, compte tenu de l'existence d'un risque de confusion avec la marque antérieure "Poilâne".  

La question qui se pose ici tient à la pérennité de cette solution au vu de la modification législative intervenue en 2019. En effet, comme abordé au début de cette note, le nouvel article L. 713-6 a) du CPI ne vise plus spécifiquement l'usage en tant que dénomination sociale, nom commercial ou enseigne. Il évoque plus largement l'usage "dans la vie des affaires" et "conformément aux usages loyaux du commerce". Dès lors, la limitation de l'exception de bonne foi à la seule dénomination sociale pourrait avoir fait long feu, sauf à considérer que l'usage du signe "Julien Poilâne" par la société du même nom n'est pas conforme à un "usage loyal du commerce". A suivre ?